Deux fleurs

Rédigé par Mohikkan | Classé dans : Nouvelles et histoires courtes

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Elle enfila le second manteau pour la troisième fois, celui en hermine. Le vison également, elle l’avait essayé trois fois. Margaux Wainwright savait déjà qu’elle allait prendre les deux. Elle avait les moyens de les prendre tous les deux, mais surtout aucun ne lui plaisait vraiment. Cela faisait des années que plus rien ne lui plaisait. Elle achetait par réflexe, comme elle respirait. Elle allait acheter les deux fourrures comme elle achetait tout le reste, pour ne pas mourir d’ennui.

Elle en avait déjà huit ou dix à la maison. Quand l’immense dressing ne serait plus assez grand pour les contenir tous, elle en donnerait quelques uns au curé de la paroisse pour sa vente de charité annuelle. Ainsi qu’une douzaine de paires de chaussures portées trois fois, ainsi que des tailleurs dont aucun ne lui allait. Elle avait renoncé depuis des années à se ridiculiser dans des robes de soirées trop voyantes. Ainsi que des sacs. Et des chapeaux, neufs, dans des boites à chapeaux. Et des ceintures. Neuves. Et des foulards, des parapluies... Elle ne prendrait pas plus de plaisir à les offrir et à recevoir les remerciements émus du prélat qu’elle n’en avait eu à les acquérir. Une simple habitude, un tic.

Elle ferma les yeux un instant et se revit Marguerite Lubard à vingt ans. Sa première jupe, achetée avec sa première paye. Une jupe jaune vif si légère, un peu exubérante; une folie. Quelle joie, elle avait alors ressenti à l’étrenner sur les boulevards, cette après-midi de mai. Les regards des garçons. Captés. Détournés. Ceux des filles, incendiaires, parfois admiratifs. Elle s’était sentie belle. Il faut dire que chez les Lubard où l’on savait compter, le compliment n’avait jamais fait partie de la méthode familiale. Faudra gagner ta vie, ma p’tite, au lieu de faire des mines; les manières, ça remplit pas la gamelle. Elle était née à sa beauté précisément ce jour-là, dans cette jupe à dix sous. Tout avait du goût en ce temps-là. La ville avait un parfum; le matin en avait un et le soir en avait un autre. Les amis étaient sincères et fous, le vin clairet faisait rire et danser, le froid faisait frissonner et l’été rendait amoureux. À l’agence commerciale Wainwright & son où sa jupe avait fait fureur le premier jour, le fils du grand patron l’avait remarquée quelques mois plus tard lors d’une visite de la succursale de Paris. Les parents Lubard dédommagés plus que conquis, très vite le Ricain lui avait donné son nom, avait starisé son prénom et avait emmené sa jolie Française en Floride où elle avait vécu longtemps dans un rêve éveillé. Demeures immenses à colonnades, domestiques, réceptions fastueuses, palaces, limousines, yacht et jet privé.

Elle s’était brutalement réveillée de ce rêve, un matin en se coiffant, comme quelqu’un qui n’a pas senti peu à peu sa vue baisser et qui soudain réalise qu’il n’y voit plus rien. En quelques années, elle avait rencontré tout ce que le monde compte de célébrités des arts, de la finance ou de la politique, avait visité les plus beaux endroits du monde, dormi dans les plus fabuleuses suites, goûté les meilleurs mets, bu tous les grands crus, et elle ne sentait, n’éprouvait plus rien. Assise à sa coiffeuse, ce matin-là précisément, elle avait pris conscience que depuis des mois, elle n’avait plus la moindre envie, le moindre désir. Plus d’émotions. Plus de peurs, plus de joies. Plus de vie. Certains mots avaient perdu toute moelle et elle en cherchait vainement un qui la ferait encore frissonner. Elle était restée là, interdite, à se regarder sans un geste, jusqu’à ce que deux petites rides au coin des yeux viennent lui susurrer une possible échappatoire.

Dès la première opération, elle avait su qu’elle avait fait une très grosse erreur. Certes les rides avaient disparu comme par magie et son visage avait retrouvé un aspect juvénile, mais cela ne changeait rien. Aucun de ses désirs disparus n’avait refait surface pour autant et, surtout, elle avait immédiatement considéré ce visage comme celui d’une autre. Ce n’étaient plus sa bouche, ni ses yeux, ni son nez. Au lieu de lui restituer sa jeunesse perdue en lui rendant sa beauté d’antan, les bouchers des cliniques lui avaient volé le peu qui restait d’elle, l’enveloppe. À grands coups de dollars, elle essaya alors de corriger, de se retrouver, mais chaque intervention ne lui renvoyait que l’image d’une personne encore plus étrangère que la précédente. Ces joues, ces lèvres, ce front, tout était trop lisse, trop rond et tendu comme de monstrueux boudins. En vieillissant, chaque acte chirurgical n’avait fait que caricaturer un peu plus la femme qu’elle avait été. À la dérobée, elle observa Jacqueline qui se tenait à ses côtés, patiente et calme comme toujours. Margaux envia ses jolies rides rieuses, ses angles, ses défauts, sa simplicité. Comme à chaque essayage, elle lui avait demandé de basculer le miroir vers le bas. D’elle, elle ne voulait plus voir que le corps. Et encore, couvert. Son regard se tourna vers la rue comme si elle pouvait y trouver une réponse.

Ça s'était fait comme ça, elle n'avait pas choisi, la Guite était fatiguée. La clocharde avait fait une pause devant la vitrine d'un fourreur rue du faubourg saint Honoré. À ses pieds, elle avait rassemblé ses sacs de supermarché dont les anses fines lui sciaient les doigts. Des doigts déjà habituellement gonflés par le froid et la mauvaise circulation. Ces poches de plastique étalées autour d'elle comme d'ignobles petits pétales boursouflés contenaient tout ce qu'elle possédait. Sa vie, son univers. Ce qu'il en restait. Un duvet, un bon duvet, sa fierté, son assurance, offert une nuit de gel particulièrement cruel par un petit rouquin timide du secours catholique. Des sous-vêtements, quelques frusques, une paire de chaussons légers, pour la nuit. Ah, pouvoir retirer ses godasses puantes et détendre un peu les orteils! Un carton soigneusement plié, son lit à baldaquin. Un peigne, deux-trois affaires de toilettes, un litre d'eau, un autre de vin pour une chaleur très éphémère. La bibine te chauffe un moment les boyaux mais quand ensuite le froid revient, il revient plus fort, et dans l'âme aussi. Alors il faut dormir, vite, le plus vite possible. Avec le secret espoir de ne pas se réveiller. Ce serait tellement plus simple. Quelques babioles encore, une pochette d'allumettes, un couteau Opinel à la virole rouillée et à la lame ébréchée, des mégots, deux bouquins. Elle n'avait jamais pu se passer de lire. Ça lui était resté du temps où elle avait encore une bibliothèque, du temps où elle était encore «domiciliée». Une plaque sur la porte. Marguerite Lefranc. Elle avait gardé le nom de son mari. Parfois, quand elle y pensait, ça lui semblait si loin, comme une autre histoire que la sienne. Le confort, la tiédeur, la quiétude, l'intimité : ces mots, et beaucoup d'autres encore, n'avaient plus le moindre sens. Elle les connaissait, les retrouvait dans ses lectures mais ils n'avaient pas plus de réalité que la neige pour un Malien ou la mer pour un gamin qui n'est jamais sorti de sa cité. Elle les connaissait comme elle pouvait connaître ce coin de Louisiane ou de Floride où se passait l’histoire qu’elle était en train de lire. Comment s'appelait déjà ce personnage ? Farouche ferraille Crawley. Ah Ferraille !

La vieille s'appuya du coude contre le verre épais de la devanture et frotta contre sa jambe la galoche opposée, crasseuse, craquelée, dévastée. Elle éprouvait de plus en plus de difficultés à se baisser. Souplesse faisait partie de ces mots qui n'avaient plus de réalité, de chair, que par leur absence. Ou leur contraire. Affection. Famille. Espoir. Avenir. Projet... Elle releva la tête vers la glace et rencontra son image, dévastée elle aussi, entre un manteau de vison et une étole de zibeline. Le dernier miroir où elle s'était aperçue - frisson de dégoût, elle s'était aussitôt détournée - était celui de la salle d'eau de l'asile de nuit où elle n'avait pas mis les pieds depuis deux mois. Cela faisait un bail qu'elle ne s'était pas retrouvée tête à tête, gueule à gueule, avec elle-même. Les lumières de Noël qui scintillaient de tous côtés et les reflets des pelages soyeux de la vitrine qui encadraient ce qui avait autrefois été son visage, la poussèrent, cette fois, à ne pas fuir son reflet. Elle ne vit pas longtemps la fourrure qui semblait l’habiller mais fut encore frappée par les marques que sa condition avait tracées sur ses traits. Ces arcades sourcilières proéminentes que possèdent tous les poivrots et qui leur donne ce petit air de famille sur tous les trottoirs du monde, de Manille à Montreuil ou Lima. Elle détailla un instant ce nez enfoncé, perdu entre les joues boursouflées, les lèvres gonflées, trop gonflées. Et surtout cette moue de malheur, ce rictus permanent qui s’est creusé aux coins de la bouche et signifie déveine, guigne, poisse.

Et puis, alors qu’elle allait se baisser pour reprendre ses sacs, il lui sembla que son image se scindait. La Guite se figea et vit alors clairement sa trogne se dédoubler, comme une cellule vivante. Médusée, elle écarquilla les yeux sur cette nouvelle cellule-gueule qui la fixa elle aussi un instant avant de se tourner soudain sèchement de profil pour se diriger vers la porte de la boutique. La clocharde refit face à la vitrine. L’autre cellule-gueule était toujours là qui la regardait.

visage flou d'une femme difforme qui tourne sur un fond de fourrure

L’une pour le cuir-et-ronce-de-noyer d’une limousine qu’un chauffeur en livrée conduirait devant un palace, l’autre vers le couvert relatif d’une porte cochère ou d’un abri-bus, chacune regagnait son monde après une rencontre sur un espace improbable où leurs univers s’étaient croisés. Comme si ni l’une ni l’autre n’avait voulu y échapper, elles se croisèrent sur le trottoir et se dévisagèrent encore brièvement, sans dire un mot. Aucune d’elles ne reconnut celle dont pourtant elle avait été la meilleure amie des années durant sur les bancs du collège, la confidente, la sœur, la jumelle. Les deux fleurs, disait-on à l’époque. Les deux marguerites.

Mots clés : richessepauvretéalcoolismechirurgie esthétique

Commentaires

Le 22 février 2013 kinou a dit :

#1

j'ai adoré !!!

Le 14 septembre 2013 Cathy Maison a dit :

#2

Joli texte, à la fois émouvant et triste, mais aussi bien écrit.

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