Englué fatal, le magazine de la fatalité (1)

Rédigé par Mohikkan | Classé dans : Humeurs

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- Chers téléspectateurs, bonjour, et bienvenue à Englué fatal, votre magazine du Monde moderne.

panneau  : Applaudissez.

Englué fatal : le mag de la fatalité. Aujourd’hui, un spécial Les maladies de notre temps, on n’en guérit pas. La semaine dernière, pour notre émission sur les nouvelles pathologies liées à l’utilisation du téléphone mobile et judicieusement intitulée ‘l’insup-portable’...

panneau : Riez!

... par notre chargé de production, nous avons dépassé la barre des 160 spectateurs devant leur poste sur l’ensemble de l’hexagone, soit presque deux téléspectateurs par département. Nous avons gagné 6 places à l’audimat et atteint la 2695ème place, notre meilleur score, certes encore un peu loin du leader ‘T’es con mais tu passes à la télé’ sur FT1 qui a enregistré le chiffre de 16 859 324 téléspectateurs, mardi soir en prime-time. Merci à tous donc de votre fidélité, ça nous fait chaud au cœur. Aujourd'hui, je reçois Raymond-Brendan Moufflard, sociologue et chercheur au CNRS, qui va nous parler d’un mal étrange qui touche notre planète et qui ressemble fort à un ... cancer. Vous êtes sociologue et traitez d’un sujet en apparence médical, c’est surprenant...

- Effectivement. (silence)

- ... Euh, votre ouvrage ‘Nous, les cancers’, que j’ai d’abord pris pour un essai sur l’astrologie, sort pour Noël aux éditions Galligrasseuil. Votre communiqué de presse indique que vous y abordez un mal qui serait à un stade déjà très avancé, et pourtant aucun média n'en parle. Comment expliquez-vous ceci Raymond-Brendan ?

- Tout à fait, Foxy-Charlotte Gommier-Duglandu, et je vous remercie de votre invitation. Je commencerai en rappelant que, comme vous le savez, en matière de cancer, il convient de parler au pluriel, car ce n’est pas d’un mais bien de plusieurs cancers dont est atteinte notre planète. Il est intéressant de noter que ces maladies sont toutes des cancers généralisés. Que cela soit au niveau de la population, de la finance, de l’éducation, de la santé, des droits de l’homme, de la culture, de l’environnement, toutes les parties de notre monde sont atteintes.

- Dieu du ciel ! Raymond-Brendan, que nous dites-vous là ? Est-ce grave à ce point ?

- Hélas oui, chère Foxy-Charlotte, mais rassurez-vous, comme le dit très justement le titre de votre émission, nous n’y pouvons rien, nous n’en guérirons pas. Les politiques ont décidé depuis longtemps qu’un problème mondial, par définition, n’a pas, ne peut pas avoir de solution. Il ne peut que s’envenimer. C’est ainsi. Or Bouddha nous enseigne que « Si le problème a une solution il ne sert à rien de s’inquiéter, mais s’il n’y a pas de solution, s’inquiéter ne changera rien». Gardons donc notre calme et commençons par un peu de théorie, voulez-vous. Qu’est-ce qu’un cancer ? Le site Kikipedia, que tout le monde peut consulter sur ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la toile, nous dit que «le cancer est une maladie caractérisée par une prolifération cellulaire anormalement importante au sein d’un tissu normal de l’organisme, de telle manière que la survie de ce dernier est menacée. Ces cellules dérivent toutes d’un même clone, cellule initiatrice du cancer qui a acquis certaines caractéristiques lui permettant de se diviser indéfiniment. Au cours de l’évolution de la maladie, certaines cellules peuvent migrer de leur lieu de production et former des métastases. Pour ces deux raisons, le dépistage du cancer doit être le plus précoce possible.»

- Très bien, nous vous entendons; mais quel rapport y-a-t-il entre le corps humain et notre bonne vieille Terre ?

- J’y viens! On peut d’ores et navrant (rire sous cape) considérer que le premier cancer de notre planète est l’homme lui-même, l’espèce humaine. Il a fallu près de 3 millions d’années à l’espèce humaine pour arriver à 3 milliards d’individus en 1960, et seulement 50 ans pour passer à 7 milliards, c’est-à-dire plus que doubler. Notre présence sur Terre est envahissante, pathologique. Le nombre d’espèces animales et végétales est en constante diminution et celui des hommes est lui en augmentation quasi-exponentielle. La présence de l’homme est un cancer de la vie sur la planète, il n’est pas besoin d’être sorti de la cuisse de Jupiler, comme on dit dans les bars de Liège pour s’en rendre compte.

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Sa prolifération entraîne la mort des autres cellules, c’est donc bien un cancer. L’on-est-trop-phobie est d’ailleurs en constante augmentation et les suicides également.

- Je me répète, Dieu du ciel ! Raymond-Brendan. Que faire ?

- Voyons ma chère Foxy-Charlotte, on ne peut absolument rien y faire et c’est justement ce qui est rassurant, vous le savez bien.

- C’est vrai, veuillez excuser ce petit moment de faiblesse. Avant d‘être à la télévision, j’étais journaliste. Je cherchais des réponses aux grands problèmes de cette Terre. Je rechute encore parfois à tenter de trouver des solutions. Mais je suis actuellement une thérapie pour.. poursuivez, je vous en prie.

- Merci, vous êtes toute excusée. On constate également une prolifération des pays, des états. Pour être exact, leur nombre a exactement doublé en quelques années. Les pays se subdivisent comme dans un cancer. Il n’y a plus une France, mais deux: une France d’en haut et une France d’en bas. Il n’y a plus une Italie mais deux, deux Angleterres, deux Espagnes ... C’est absolument partout pareil. Les défilés de haute-couture, une France; les chiffonniers d’Emmaüs, une autre. Les halls de Roissy, une France; les terrains vagues, une autre. Les vacances aux Seychelles, une France; celles au camping municipal de Gouy-les-Groseillers, une autre. Les résidences secondaires sur la Côte ou en Normandie, une France; le surendettement et la location à perpétuité, une autre. Prenez Roland-Garros par exemple: à l’écran, une France. Celle qui peut se passer d’aller travailler pour assister à un match, celle qui peut se payer des places pour regarder des athlètes richissimes taper la baballe au soleil de la porte d’Auteuil, celle des célébrités, celle des limousines et des chauffeurs en livrée. Entre nous, DJ-Honny encourageant Rhaël Bonfils, c’est un exilé fiscal applaudissant un autre exilé fiscal. Un peu comme si la capitale de cette France-là était plutôt ... Berne.

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- Oh, Raymond-Brendan! Comme vous y allez ! (rires bienveillants et oeillade complice)

- Reprenons notre sérieux voulez-vous Foxy-Charlotte. Devant leur petit écran, une autre France : celle du travail sous-payé et des vacances à Balconcour - une s’maine au balcon, une s’maine dans la cour de l’immeuble.

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Celle du chômage et des fins de mois difficiles. Celles des vieilles R18 qui éructent leur gazoil et des tickets de RER... une autre France, vous dis-je. Et la situation s’aggrave, le nombre de pays qui se dédoublent augmente chaque jour. On a cru pendant un temps que les démocraties seraient épargnées et, bizarrement, ce sont elles les plus touchées. Même les pays islamiques n’échappent pas au fléau; pas plus que les pays communistes pourtant à priori immunisés. Les chercheurs qui ont mis le mal au jour pensaient que la foi religieuse d’un côté et la théorie marxiste-léniniste de l’autre constitueraient des barrières infranchissables. Or voyez comme il n’en est rien.

- C’est ma foi vrai Raymond-Brendan. Cela saute pourtant aux yeux. Comment a-t-on pu rester aveugle aussi longtemps ?

- Le facteur ‘média’ est, à cet égard, prépondérant. Pour la clarté de l’exposé, nous parlerons si vous le voulez bien, disons de pays A pour le pays d’en bas -ça rime.

panneau : Riez !

Et de pays B, sans jeu de mots... pour le pays d’en haut.

panneau : Reriez !

Il se trouve qu’en France, 99% des médias appartiennent aux patrons d’industrie de la France B. Idem en Italie ou ailleurs. Pouygues, Argault, Vassault, Placardère chez nous, Merlusconi en Italie, ou Hupert Kurdoch ailleurs. Et que montrent ces médias ? Forcément, leur monde. Quand les médias montrent le pays A, ce n’est que pour mettre en exergue ses côtés les plus affligeants, les plus sordides : infanticides, maltraitances diverses, suicides, illettrisme ... Les élites du pays B ne regardent pas la télé, elles la font. Et c’est le pays A qui est devant son petit écran et qui bave devant ce qu’il n’aura jamais. Le crétin moyen rêve d’être Patrice Truel : beau, riche, célèbre et champion de poker. La greluche de base rêve de ressembler à Lutèce Zilton, aussi stupide qu’elle mais riche à milliards.

- Hmm ! Patrice Truel avec Lutèce Zilton, quel beau couple! Vous les imaginez grimpant les marches du Festival de Cannes sous les feux des caméras ?

- Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! Le tennis, pays B, la formule 1, pays B, les stars, Michel Brouckère, le festival de Cannes, la publicité pour les parfums, pour les grosses voitures, pays B encore et toujours. Et les séries américaines ? Dans la vie normale, il faut travailler, faire souvent de très gros efforts pour pouvoir vivre décemment. Se lever tôt, passer des heures dans le RER, faire un boulot de merde, rentrer tard pour s’occuper des devoirs des mômes, etc Dans les séries américaines, vous avez vu quelqu’un travailler pour gagner sa vie, à part les policiers ? Ces séries ne nous montrent que des rentiers bavards et insatisfaits, incapables de passer plus de 10 secondes avec quelqu’un sans entrer en conflit et dont l’existence ne présente absolument aucun point commun avec la nôtre. Pour les hebdos et les mensuels, c’est pareil. Prenez le NouveauZobs, organe de presse dit «de gauche», et bien ses publicités et ses annonces immobilières ne s’adressent qu’à des gens gagnant au bas mot 5000 € par mois. Combien de Français gagnent cela ? Savez-vous que les 0,1 % des gens qui sont le mieux payés ont vu leur salaire augmenter en moyenne de 5426 € par mois entre 1996 et 2006, quand les 10 % les moins bien payés n’ont vu leur salaire grimper que de 131 € dans le même temps. Ceux qui avaient déjà tout ont vu leurs gains augmenter en 10 ans de 28 % ! Le fossé se creuse irrémédiablement, vous dis-je. Nous sommes en train de nous scinder en deux.

- Vous avez raison, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Mais d’où vient le mal ? Où est le germe ? Dans tout cancer, il y a une première cellule cancéreuse. Est-ce la même chose à l’échelle de la planète ?

- Effectivement, et là encore, les similitudes sont hallucinantes. Comme vous le savez, le cancer, les cancers sont des anomalies génétiques. Or les derniers travaux des généticiens montrent très clairement une double anomalie dans le patrimoine génétique de certains hommes étudiés : 2 gènes sont atteints d’une forme de tumeur. Il s’agirait du siège de l’avidité, de la cupidité, d’un côté, et de la soif de pouvoir de l’autre. Les courbes de progression sont identiques : les tumeurs parasitant ces gènes grossissent, et les pulsions attachées à ces gènes augmentent en proportion. Ces pulsions apparaissent absolument sans limites chez quelques individus, au point d’inhiber chez eux toute autre forme de pensée, de sentiment. Certains sont maintenant complètement dépourvus de compassion, de discernement. Même au bas de l’échelle, chez les smicards du pays B comme les ministres qui ne détiennent plus que des miettes de pouvoir, certains d'entre eux arrivent à considérer comme réellement ‘justes’ des réformes totalement iniques! C’est terrifiant. L’observation au microscope à balayage de l’ADN d’un de ces malheureux laisse une vision d’horreur dont on ne se remet jamais tout à fait... Excusez-moi... c’est l’émotion. Bouaaahhhhh ... C’est... c’est comme observer les poumons de Gerge Singebourg ou le foie d’un pilier de bar ... Excusez-moi, auriez-vous un Bleenex ? (Pôôôônnnn ! Il se mouche) Parallèlement, on constate dans le cerveau une hypertrophie de la région consacrée au ‘moi’ et un étiolement constant de la région consacrée à ‘l’autre’. C’est comme si toute l’énergie de l’organisme de ces individus se concentrait pour rejeter, expulser, vomir 40 siècles et plus de pensée et de progrès des consciences, de l’homme tout simplement. Que l’on soit croyant ou simple humaniste, si l’homme ne veut pas finir par avoir été la plus grande erreur, le plus grand raté, le truc le plus innommable ou ridicule de tous les temps, il ne peut pas, ne doit pas oublier d’un seul coup tout ce qui a fait sa grandeur. Il est, à cet égard, étonnant de constater que les religions les plus influentes du monde prônent le dénuement (Bouddha, Jésus, ...) et que toutes les élites, pourtant à les en croire croyantes, (ou maçonniques, ce qui revient au même) ne jurent que par la réussite matérielle et l'exercice du pouvoir.

- Jésus-Marie-Joseph !!

- Non, moi c’est Raymond-Brendan. En plus, et comme si les deux choses étaient liées, -mais comment pourraient-elles l’être ?- , on constate chez ceux d’en bas une hypertrophie cancéreuse des gènes qui régissent par exemple la crédulité. Les gènes de l’intelligence et du bon sens, eux, s’atrophient, d’année en année dans les deux populations. Combien de bacheliers, peut-être même d’ingénieurs seraient capables de passer le Certif’ de nos jours ? Vous avez des pointures dans leur domaine qui n’ouvrent jamais un livre et pensent qu’ARTE est une marque de croquettes pour chien. Regardez le nombre d’abrutis qui se massent dans les parcs d’attraction ou devant les inepties de la TNT. Quel bel acronyme pour désigner le plus superbe explosif des temps modernes. Les bombes à fragmentation sont inoffensives au regard des dégâts que cette TNT provoquera, et de façon durable, dans les cerveaux des gens et notamment des enfants. Quand je pense qu’il n’y a pas si longtemps, certains pédiatres déconseillaient vivement la télévision aux enfants avant l’âge de 6 ans.

- Alors, si je vous ai bien compris, tout le monde est malade, mais chacun des deux groupes avec des pathologies différentes.

- C’est cela Foxy-Charlotte.

- Pourtant les gens ont plutôt l’air en bonne santé, surtout ceux de la France B.

- En apparence seulement. Les personnes très riches souffrent autant, parfois plus, que celles d’en bas. Elles souffrent d’un syndrome d’addiction, semblable au tabagisme ou à la boulimie. Elles devraient être satisfaites de posséder autant de choses, de belles choses, des montres Rotex, des Rolls-Moypce, des yachts, des riads à Marrakech ou Agadir. Et bien non, il leur en faut toujours plus. Posséder, posséder, posséder encore et toujours. Leur frustration est proportionnelle à leur fortune: plus ils ont, plus ils sont frustrés et plus ils sont avides. C’est un cercle vicieux. On s’habitue au luxe, à la qualité, on ne veut ni ne peut revenir en arrière. Un homme qui a l’habitude de boire des premiers crus de Bordeaux à chaque repas, ne pourra plus boire de vin de qualité inférieure.

- Pourtant un petit Côtes-du-Rhône gouleyant, c’est bon, non ?

- Je ne vous le fais pas dire. Mais cet homme-là finit aussi par se lasser des meilleurs crus qu’il boit tous les jours. «Tout passe, tout lasse». Il se lasse de ses vêtements sortis des cartons à dessin de Kad Vladerfeld ou de Jean-Sol Pautier. De même qu’il se lassera de sa Morsche Carrera -il voudra le nouveau modèle dès qu’il sortira-, de son yacht, de son château, et tout à lavement.

panneau : Riez !

Cette avidité pathologique le conduira un beau jour, comme tout le monde, à crever -l’immortalité ou l’éternelle jeunesse ne s’achètent pas encore-, mais les poches pleines. Archi-pleines, même.

- ‘Un linceul n’a pas de poches’, comme dit Horace McCoy.

-Tout à fait, chère Foxy-Charlotte, je vois que vous avez des lettres. Il a aussi écrit ‘On achève bien les chevaux’, ce qui pourrait également être un sous-titre de votre émission. Car c’est bien de cela que nous parlons. De la mort des chevaux de trait que sont les ‘petites gens’. Mais restons en haut, voulez-vous ? Tout être encore pourvu de sensibilité sait que l’attente est meilleure, plus délicieuse que la réalisation du souhait. Commandez une nouvelle voiture; les jours qui précèdent son arrivée sont riches de fantasmes, de rêves, vous trépignez d’impatience, vous vous réjouissez à l’avance, vous pré-vivez avec votre objet à venir. Dès qu’il est là, pouf, le bonheur retombe en quelques secondes comme un soufflé. C’est fini, il faut passer à autre chose, à un autre rêve, à un autre désir, car c’est bien lui qui est l'important. Si j’osais la comparaison... prenons deux amants : plus ils savent attendre et repousser ensemble l’instant du plaisir, plus celui-ci aura de chances d’être puissant. Plus ils auront cette sensation unique de plénitude.

- Oh, Raymond-Brendan, quel grand fou vous faites !

- Veuillez excuser cette image certes un peu osée, mais ô combien parlante. Plus ces deux amants ‘consomment’ vite et plus l’instant semble bâclé, ses acteurs insatisfaits. Le ‘tout, tout de suite’ n’apporte que de la frustration, en amour comme dans la vie. Ceux qui ne comprennent pas cela -ou ceux qui sont désormais dans l’incapacité physique, génétique de le comprendre - mettent, malheureusement, si je puis dire, la charrue avant les vœux!

panneau  : Applaudissez.

Cette frustration s’apparente à la sensation de manque dont souffrent les personnes soudain privées de la drogue qu’elles consommaient régulièrement. Il leur faut immédiatement une nouvelle dose. Il leur faut immédiatement rechercher la sensation de plaisir (très fugace, on l’a vu) qu’elles ont connu. À la différence de la plupart des toxicomanes, elles ont les moyens de se l’offrir, et c’est donc ce qu’elles font. J’ai vu récemment à la télévision une Brésilienne, je crois, qui, en faisant ses courses, s’est acheté un nouveau jet privé de quelques millions d’euros. Elle en avait déjà un, presque neuf, mais elle en avait envie d’un autre, donc elle l’a acheté, c’est tout. Le caprice du tout, tout de suite. Dans la même émission, une de ses amies, terrorisée à l’idée que l’on s’en prenne à elle et à ses biens, avait décidé de ne plus sortir de chez elle. Jamais. Elle habite donc dans un immense appartement de grand standing qui ressemble à un blockhaus du mur de l’Atlantique, gardé par un escadron de gardes du corps. Même les vitres sont teintées et à l’épreuve de toutes sortes de projectiles. Elle ne sort jamais de son bunker : elle reçoit les amis qu’elle invite et se fait livrer tout ce qu’elle achète. Est-ce un signe de bonne santé ? Mais je m’égare...

- Oui, vous n’avez pas répondu à ma question, tout-à-l’heure, à propos des premières cellules cancéreuses. D’où viennent-elles ? Est-ce qu’on le sait ?

- Les études effectuées sur les différentes catégories socio-professionnelles sont formelles sur ce point. Le protocole de l’expérience était assez simple : on a soumis les individus des catégories A et B à une batterie de sollicitations visuelles (images d’objets, de moments de la vie courante...), auditives (des mots, des atmosphères...), et autres (odeurs, toucher...). Leurs têtes ont été bardées d’électrodes et de capteurs en tout genre qui ont enregistré les parties du cerveau qui réagissaient le plus aux sollicitations. Et bien, les individus aux comptes en banque les plus rebondis, qui, par parenthèse, sont aussi ceux dont les gènes de l’avidité et de l’égoïsme sont hypertrophiés, ne réagissent plus qu’à deux types de stimuli : l’argent et le pouvoir. Tout le reste a pour ainsi dire disparu.

scanner représentant un cerveau envahi par l'avidité et la soif du pouvoir

Certaines parties de leur cerveau se sont atrophiées puis calcifiées, et tout l’espace est désormais occupé par deux circonvolutions gigantesques qui ne ‘gèrent’ plus que les questions d’argent et de pouvoir. À ce titre, j’ai une anecdote amusante à vous raconter...

- Je vous en prie, nos téléspectateurs en sont friands. (Clin d’oeil complice aux obéissants spectateurs prêts à applaudir ou à rire sur commande.)

- Voilà. À un moment de l’expérience, nous avons proposé à notre panel de volontaires une rafale de sollicitations concernant l’argent : Le son de la cloche indiquant la clôture de la bourse de Wall Street, le bruit du froissement d’un billet de 500 €, la vue en 3D du hall d’entrée du building de Coldman-Tax ou une photo aérienne de la villa d’un émir du Kafar au bord du lac Léman, par exemple. Nous avons eu la surprise de voir plusieurs de nos cobayes entrer dans une espèce de transe hallucinante. Dès le premier stimulus, alors que la grande majorité des cobayes n’avaient pas bronché, ceux-là ont commencé à se tortiller sur leur siège, puis à s’agiter et se mettre à transpirer très abondamment, surtout sous les bras. Leurs yeux se révulsaient, ils étaient parcourus de tremblements terribles, brandissaient le poing, semblaient chasser des mouches et prononçaient des paroles incohérentes, des onomatopées sans aucun sens comme ‘kak’, ‘stok’, ‘daodjon’, ‘nikei’, ‘nasdak’. Tout ceci n’était pas sans nous faire penser à certaines scènes du film ‘L’Exorciste’. Et pour finir, les plus agités se sont mis à hurler de plus en plus fort des suites croissantes ou décroissantes de nombres à toute vitesse, et au moment où on leur a projeté une photo d’une soupe populaire à New-York en 1929, certains ont tenté de sauter par la fenêtre.

- C’est bouleversant ! Et alors ?

- Heureusement, nous avons réussi à les en empêcher. En épluchant les résultats, nous nous sommes rendu compte que ces personnes avaient toutes en commun d’être impliquées dans des opérations financières ou boursières: courtiers, actionnaires, propriétaires de fonds de pension, agents de change, spéculateurs ou même petits-boursicoteurs-pères-de-famille. En rapprochant ces résultats d’autres expériences, nous pouvons affirmer ici que le spéculateur est 'la' cellule cancéreuse par excellence, si l’on peut dire. Voilà quelqu’un qui 'oeuvre' -euphémisme- exclusivement pour son seul profit. Contre absolument tous les autres. Il n’y qu’un seul paramètre dans ses actes : son propre profit, le plus grand et le plus rapide possible. Il ne voit pas, ne peut pas voir, refuse de voir une seule autre conséquence. Conséquence qui pourrait être, nous le savons, la famine pour des milliers, voire des millions de personnes, quand le spéculateur 'joue' par exemple avec le prix du blé ou d’autres céréales qui constituent les aliments de base des populations défavorisées. Le spéculateur ne connaît du Monde que le chemin qui le conduit à son écran d’ordinateur ou à la salle des marchés. Il ne connaît pas non plus le temps. ‘Long et terme’ sont deux mots, pour lui, totalement vides de sens. Il ne connaît que l’immédiateté absolue. N’oublions pas que de nos jours les transactions financières se pratiquent à la nanoseconde et c’est pour cette raison que la Bourse de Paris, autrefois sise au Palais Brongniart s’est délocalisée à Londres, une des capitales mondiales de la finance. Pour gagner de précieuses paillettes d’or, gagnons ainsi de précieuses paillettes de temps.

panneau  : Applaudissez.

Comme la cellule cancéreuse ne voit évidemment pas qu’à terme, elle provoquera la mort du corps tout entier, donc la sienne, le spéculateur ne peut pas voir que spéculer c’est mourir. Spéculer c’est se suicider après avoir trucidé les autres. À ce sujet, la croissance est également un suicide; tout être animal ou végétal qui naît et croît est voué à mourir. L’image du ballon de baudruche que l’on ne cesse de gonfler et qui ne peut que finir par éclater, est, à ce propos, édifiante. Mais je crois que c’est justement le sujet d’une de vos émissions du mois prochain.

-Effectivement. Pour synthétiser vos propos, j’espère sans trop les déformer, pouvons-nous dire que ces cellules tueuses que sont les spéculateurs sont en train de nous suicider, mais que nous n’y pouvons rien et que donc, ce n’est pas la peine de s’inquiéter ?

- C’est tout-à-fait cela. Merci de m’avoir si bien compris.

- Et bien, il ne nous reste plus qu’à remercier chaleureusement Raymond-Brendan Moufflard d’être venu nous rendre visite aujourd’hui. Je rappelle le titre de son livre: ‘Nous, les cancers’ aux éditions Galligrasseuil. Achetez ce livre que l’on devine passionnant, cela constituera un excellent cadeau de Noël pour petits -pas trop quand même (rires)- et grands. La semaine prochaine, dans le prochain opus d’englué fatal, le mag qui Dénonce mais ça ne change rien, je recevrai notre excellente consœur Lou Li du magazine L’Ex-presse qui viendra nous parler de ces nouveaux dealers des temps modernes : tous ces pipoles qui vantent par la publicité les mérites des banques qui rackettent le monde ou ceux des jeux de hasard et d’argent, qui sont devenus dans le coeur des gens le nouvel Eldorado, la nouvelle frontière, 'la' chance, certes infime, d’entrer un jour dans l'élite, au nirvana du Pays B, dirait notre invité. On y retrouvera Patrice Truel, figure de proue des nouveaux jeux de fric sur Internet, Carlotte Trampoling ou encore Pierrard Ditti. À la semaine prochaine donc, et surtout, n’oubliez pas ... Pas de solution, pas de problème !

panneau : Applaudissez et cassez-vous.

Mots clés : aviditéfatalitéracketspéculateur

Commentaires

Le 17 janvier 2013 cool texte a dit :

#1

drôle, inventif et fin
cool texte

"dénonçant, mais ne changeant rien" ça fait chier quand même...

"amoureux du son, fallait bien ignorer vos stations" Demi Portion

Le 07 janvier 2015 MarieHelene a dit :

#2

Je suis une grande amatrice de tes posts, encore bravo pour tout ça

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