L'image

Rédigé par Mohikkan | Classé dans : Nouvelles et histoires courtes

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Dans la chaleur qui devenait étouffante, la stridulation binaire des cigales était devenue un sifflement continu, entêtant.

La porte, une simple face de bois peinte en blanc, n'était pas fermée. Il la poussa et fit quelques pas dans le couloir qui s'ouvrait, vide. Aucun meuble, aucun objet. Le corridor n'avait que la couleur du plâtre nu, donnant l'impression d'être à la fois neuf et désaffecté, sans âge. Il y régnait un silence lourd, désagréable. Ce n'était pas un calme apaisant, mais un silence, ou plutôt une absence, trop forte, de bruits, de sensations, de vie. De tout. C'était comme si personne n'avait jamais vécu dans cette maison. Il avait déjà envie de n'être plus là, mais en un lieu vivant, avec des rires, des exclamations, de l'air chaud ou froid pour nourrir sa poitrine oppressée, une vie tangible, des hommes à rencontrer, des odeurs...

A ce moment, infiniment furtive, une odeur vint le frôler, effleurer le seuil de ses perceptions, et puis, soudainement, elle disparut, remplacée aussitôt par l'omniprésence de fadeur poussiéreuse. Il refit le chemin en sens inverse, retourna dehors pour laver ses poumons, son nez, les rendre à nouveau vierges, aptes à s'émouvoir, à percevoir, et revint précipitamment. Il n'y eut plus rien. Pourtant ses sens avaient capté quelques molécules de parfum féminin dans cette maison morte, une unique trace de vie qui venait juste de déserter. Sans doute, le courant d'air de la porte qu'il venait de pousser l'avait-il appelée au dehors.

Une grande pièce occupait tout le côté droit de la maison. Il y pénétra. La même atmosphère y régnait. C'était une salle vaste et disgracieuse, avec des angles qui dévoraient l'espace, des recoins inutiles. Les murs, grossièrement barbouillés de blanc, mal finis, et les suaires de simple drap qui recouvraient trois ou quatre meubles, déclenchèrent comme un malaise qui prit naissance au creux de son ventre, un sentiment confus, entre la crainte et le dégoût. Il frissonna, n'ayant sur le dos qu'une légère chemisette d'été, se frotta les bras nus, se demandant s'il resterait là pour la nuit. Planté bêtement au milieu de cette pièce minable, inhospitalière, il ne redoutait pas l'arrivée de propriétaires qui, de toute évidence, avaient délaissé cette maison depuis fort longtemps. Ce qui le faisait hésiter, c'était la maison elle-même, ou plus précisément, l'absence de vie. Pas un bibelot, pas un livre, pas un seul petit objet ne se trouvait là, pour dire une histoire, pour modeler une âme, une famille. En cet instant, il aurait préféré découvrir une triviale tapisserie de chasse, un faux étain, un souvenir en coquillages du Mont-Saint-Michel, une preuve, un signe. Tous les tiroirs étaient vides, au salon comme à la cuisine, certains grand ouverts. Il n'y avait dans le fond des armoires que de vieilles feuilles de journal jaunies par l'oubli.

C'était une fin d'après-midi d'été. La lumière qui s'infiltrait entre les barreaux horizontaux des persiennes, produisait une ambiance concentrationnaire. Ses yeux s'étaient peu à peu habitués à cette pénombre cellulaire. Il la ressentait ainsi et se sentait même un peu prisonnier. La longue marche, sous le feu d'un midi prêt à l'orage, et la recherche d'un endroit abrité pour dormir l'avaient conduit jusqu'ici. Malgré l'heure tardive, il n'avait pas posé son sac pourtant pesant. Il restait debout. S'asseoir le condamnerait à ne pas chercher plus loin, à accepter cette providence détestable que tout en lui refusait. Il ferma les yeux.

L'obscurité dans sa tête, la solitude du lieu, miroir de la sienne, la fatigue de son corps, son incapacité à dire :"Je m'en vais", provoquèrent un vertige. Il chancela et un grand frisson remonta tout son corps pour tirer sur ses cheveux en désordre. Comme d'un fruit pressé, la sueur se mit à couler de son front qu'il tenta d'essuyer de la paume moite de sa main gauche. Il posa la droite sur son ventre pour apaiser une envie de vomir qu'il s'efforçait de réprimer de toutes ses forces. Il se précipita à la salle de bains pour s'éponger le visage. Le robinet ouvert ne laissa s'échapper qu'un long soupir rauque exhalé des entrailles de la maison. Appuyé de tout son poids sur le bouton d'eau froide, tête baissée vers cette bouche de fer à l'haleine fétide, il resta un long moment, essayant d'apaiser les battements saccadés de son cœur. Ses dernières défenses venaient de céder avec le râle sinistre des tuyaux. Faire le vide, faire tout de suite cesser cette marée de meurtrissures, retrouver le calme. Respirer. Il y parvint peu à peu et se redressa. Tout doucement, comme une convalescence, il reprit pied, sans bouger, les yeux toujours clos. Quand il les rouvrit, il constata que la maison était plongée dans l'obscurité.
Il était résolu à partir. L'air du dehors lui ferait du bien. Retourné sur le seuil de la maison, il but tout son saoul d'oxygène, avalant, bouche ouverte et narines dilatées, tout ce que ses poumons pouvaient contenir. Il n'avait pas fait plus de trois pas dans l'allée, quand un claquement extrêmement sec et très proche le fit sursauter. Il se retourna. L'orage était sur lui, et les lanières de feu qui sillonnaient le ciel semblaient lui interdire de partir. A nouveau, la foudre tomba tout près. Un vent complice s'était levé, jouant avec lui, s'entortillant autour de ses jambes, entraînant les premières gouttes de pluie pour le gifler au visage. Dans ce coin désert de garrigue, loin de tout, la maison lui apparaissait maintenant comme le seul endroit où aller.

En quelques secondes, il avait refermé la porte, débarrassé un divan et une table des draps qui les recouvraient, avait sorti de la poche de son sac une bougie, une boîte d'allumettes, et avait donné de la lumière dans la pièce. Il éprouvait la sensation agréable de reprendre possession de sa vie, de ses émotions. Il sortit encore du sac un réchaud à alcool pour se préparer une boisson chaude, et un livre...

Les roulements de timbales continuaient, ininterrompus au-dessus de lui. L'un d'eux, plus violent lui fit dresser la tête et ses yeux se posèrent sur une porte au fond de la pièce. Il alla l'ouvrir. C'était une chambre en forme d'équerre, fade comme le reste du pavillon. Des étincelles pétillaient dans les ouïes des persiennes. Il s'avança jusqu'à la fenêtre pour glisser un regard au dehors. Là, alors qu'il assistait au feu d'artifice provençal, le nez écrasé contre les carreaux, il éprouva la sensation, douce et forte à la fois, de ne plus être seul. Il avait choisi sa solitude de ces derniers jours, l'avait désirée. Pourtant, elle était vite devenue difficile à supporter, froide et dure comme le calcaire des nuits de bivouac. Une chaleur venait de naître au fond de lui, ses yeux étaient toujours perdus, mais son visage s'était allumé d'un sourire de bien-être. Et puis, la "présence" prit corps, jusqu’à lui picoter la nuque. Il se retourna d'une pirouette, et sa chandelle éclaira un visage. Un beau visage de femme.

Elle était là, à le regarder en silence. En noir et en blanc, un visage féminin dans un châssis de bois verni étrangement encadré de ces guirlandes argentées dont on décore les sapins, à Noël. Douceur et mélancolie, c'est ce qui émanait immédiatement de ce portrait! La douceur paraissait immense, mais elle était très délicatement soulignée d'un léger voile de tristesse aux coins de la bouche, aux angles des yeux. Toute la vie de la maison semblait concentrée dans la photographie de cette femme qu'il savait fragile et forte, de ces femmes qu'il a toujours envie d'aimer, à l'instant même où, pour la première fois, il les aperçoit.

Écœuré que l'on ne s'intéressât plus à lui, ou satisfait de sa petite réussite -n'était-ce pas lui qui avait voulu, favorisé, cette rencontre ?- , l'orage avait cessé de gronder, et une pluie rassurante, épaisse, s'était mise à tomber, régulière.

Il emporta le cadre dans le salon et le plaça face à lui sur la grande table. La flamme de la chandelle dansa, effleura la peau si lisse du portrait, colora les joues, éclaira le regard. Elle semblait sourire davantage. Les yeux dans les yeux, il sentit monter en lui, terriblement fort, l'envie de parler à cette femme. Et aussi de la prendre dans les bras. Il commença à parler doucement, maladroitement. Le son de sa voix le surprit, habitué qu'il était depuis des jours à un implacable silence. Il se tut, la parole continua, intérieure. Ce fut son tour de se présenter, comme son visage l'avait fait pour elle. Le menton gracieusement posé sur une main, les deux bras repliés appuyés, sans doute sur un dossier de chaise, son attitude elle-même invitait à se confier. - Parlez sans crainte, semblait-elle dire, je vous écoute.

Il lui livra sa solitude, le long soliloque de son errance d'homme seul au milieu des hommes. Elle comprit. Elle comprenait tout. Il parlait de plus en plus, de plus en plus librement. Et comme elle écoutait bien! Rares sont les êtres ayant cette qualité, belle entre toutes, de savoir écouter. Cette femme - non la photographie - possédait ce don, il en était certain. Elle l'encourageait du regard à dire encore...

Subitement, il se rendit compte qu'il venait de la tutoyer. C'était venu simplement, sans qu'il y prenne garde. Elle était si vite devenue une grande amie. Il poursuivit cependant en disant vous. "Je vous aime" est plus solennel, plus fort. "Je vous aime". Il revit Alain Cuny et pensa qu'il était, lui aussi, un visiteur du soir. Il en fut heureux. La nuit, infiniment lentement, s'écoulait, goutte à goutte, de belles gouttes sucrées de temps. Leurs yeux ne se quittaient plus. Un lien, invisible, emplissait l'espace, les soudait l'un à l'autre pour longtemps, pour toujours.


Dans le matin déjà finissant, je m'éveillai, calme et reposé, comme au sortir d'un sommeil de plusieurs mois. Elle était toujours là qui me regardait. A la lumière du jour, les choses parfois perdent la magie de la nuit évanouie. Elle, simplement, semblait me dire au revoir, comme hier elle m'avait invité à rester, à me confier. La nuit était finie. J'hésitais à l'emmener avec moi mais ne m'en sentis pas le droit. Je la quittai donc, après un dernier regard dans lequel je mis ma reconnaissance, ma tendresse. Comme je sortais de la maison, ébloui par la luminosité de la terre blanche, lavée par la pluie et maintenant inondée de soleil, une voiture s'immobilisait au portail. Une femme seule en descendit.

Elle avait un peu vieilli, comme en témoignaient de très légères rides au froncement des sourcils. Souvent les offenses du temps stigmatisent d'abord le tour des yeux. La pupille ne vieillit jamais. Je sus donc le vert de ses yeux. Un vert pétillant qui me souriait avec une pointe de surprise et d'interrogation. Son regard avait la même douceur, connue, éprouvée. Elle s'approcha, j'étais prêt à partir. Quand elle me demanda, sans animosité, ce que je faisais chez elle, sa voix était agréable, à l'image de son regard que je connaissais, de son corps que je découvrais.

- La porte n'était pas fermée. Je me suis permis d'entrer pour échapper à l'orage. Grâce à vous, j'ai passé une excellente nuit. J'avais presque dit "avec vous".

- J'en suis heureuse, dit-elle. Cela fait longtemps que je n'étais pas venue. J'en ai eu subitement envie.

Puis il y eut un silence. Un peu trop long. J'étais un étranger. La nuit était finie. Je pris congé d'elle pour la deuxième fois, et m'éloignai sur le sentier qui descend vers la plaine et, un peu plus loin, la mer.


Le ciel était d'un bleu limpide, un peu pâle, et les cigales tout autour semblaient à la fois enjouées et paisibles.

Mots clés : nouvellepoétiqueécriture

Commentaires

Le 27 mai 2015 Annie a dit :

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Bonjour Daniel, est-ce que tu me voudrais me donner ton adresse mail ou postale ? Annie, de l 'E.N. de Grenoble.

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